Anna

  Elle avance doucement dans le couloir, rasant les murs. Elle fixe le sol blanc tâché de rouge, le sang de ses co-détenues, le sang de meurtrières, de meurtrières comme elle. Son arcade sourcilière se remet encore de sa dernière bagarre. La rage bout en elle, elle doit se venger, c'est comme ça qu'elle obtiendra leur respect à toutes, ensuite elle sera tranquille. On la regarde, on la juge mais elle avance, rien à foutre de ces connasses. Elle rejoint le réfectoire, prend son plateau et va s’asseoir, toute seule. Un pain de viande moisi et une tasse d'eau, voilà comment elles sont traitées ici, elles n'ont plus leur rang de femme, ce ne sont que des chiennes enragées. Et tout le personnel les considère comme telles. Les gardiens les violent, les violentent, les maltraitent, les jugent, les privent de toute liberté. Elles ne sont plus rien. Mais Anna savait ce qui lui arriverait si elle allait jusqu'au bout, si elle en finissait avec cet enfoiré. Alors, après avoir bien réfléchi, elle l'a fait.
  

   Pendant qu'il essayait encore de l'atteindre, elle attrapa la lampe de chevet à côté d'elle et lui fracassa le crâne, et elle frappa encore, encore et encore, jusqu'à sentir le sang chaud couler sur ses mains. Et elle le regarda, effondré sur le sol sous la violence de ses propres coups, effondré sous sa violence à lui. C'est lui qui lui a tout montré, à force de s'en prendre à elle, elle a tout appris, tout retenu. Et elle lui a montré.
  
   Elle prend son plateau et le vide intégralement dans la poubelle. Et elle retourne dans sa cellule. Les murs froids et les barreaux lui font du bien, ils lui rappellent qu'elle est ici pour s'être sauvée. Une libérée enfermée, voilà ce qu'elle est. Mais ça ne la dérange pas. Ici elle est presque en sécurité, plus qu'à l'extérieur, plus qu'avec lui, plus qu'avec tous ces gens qui savaient et qui l'auraient laissée crever.
  
   Alors elle s'allonge sur ce qui lui sert de matelas et ferme les yeux. Le grillage du sommier lui broie violemment le dos et l'empêche de trouver le sommeil. Alors elle revoit les images de cette nuit-là, cette nuit où il l'a fait, cette nuit où son cauchemar a commencé. Elle ne voulait pas ce soir-là, elle avait passé une mauvaise journée et voulait juste aller dormir. Mais ce n'est pas ce que lui voulait. Elle ne s'était jamais opposée à sa volonté jusqu'à cette nuit. Et elle l'a regretté. Elle revoit la façon dont il l'a attrapée, la soulevant par les cheveux, puis la traînant au sol. Elle le revoit la plaquer contre le mur de la chambre et lui lécher doucement l'oreille. Elle se revoit dire non et lui dire oui. Elle se revoit pleurer pendant qu'il prenait du plaisir à la faire souffrir. Elle se revoit perdre sa dignité, sa dignité de femme aimée. Elle se revoit le détester pour la première fois en deux ans, elle se revoit le découvrir réellement après deux ans où elle pensait le connaître par cœur, deux ans pendant lesquels elle pensait que c'était lui, celui qui la comprenait, celui qui l'aimerait toujours. Un rêve de petite fille impossible.
 
    Elle se revoit le lendemain, enroulée dans sa couette à pleurer pendant qu'il bossait. Elle pleurait, encore et encore, elle pleurait toute la journée, elle pleurait de rage, de tristesse, de mal-être, elle pleurait pour s'être trompée, elle pleurait pour l'aimer, elle pleurait pour l'aimer lui et seulement lui, elle pleurait pour n'avoir connu que lui. Puis elle revoit les deux autres années qui ont suivi pendant lesquelles elle avait appris à cacher ses marques, achetant des vêtements amples et du maquillage, pendant qu'elle perdait son âme, tous les soirs un peu plus.
 
    Elle a essayé d'en parler une fois, mais personne ne l'a crue. Jamais il n'aurait pu faire une chose pareille, c'était l'homme parfait et il l'aimait. Il l'aimait comme un fou. Comme un fou enragé. Un fou incontrôlable, un fou qui lui voulait du mal. Alors elle s'est tue pendant qu'il la tuait.

    Elle ouvre les yeux sur sa combinaison orange, un orange foncé, un orange crépusculaire, un orange qui lui rappelle qu'elle ne verra plus aucun coucher de soleil en dehors de cette prison. Anna a toujours aimé les couchers de soleil. Les soirs de malheur, elle sortait s'asseoir sur la terrasse de leur appartement et regardait le ciel. Elle voyait les étoiles qui commençaient à scintiller et pensait au jour où elle les rejoindrait. Elle a toujours pensé que ce jour arriverait vite. Anna n'a jamais espéré vivre très longtemps, même avant que tout ça n'arrive. Déjà adolescente, elle espérait mourir jeune pour qu'on se souvienne d'elle comme d'une fille belle et souriante. Elle voulait être aimée. C'est peut-être pour ça qu'elle est restée aussi longtemps avec lui, à ne rien dire, à ne rien faire. Elle voulait être aimée par quelqu'un, même si ça voulait dire qu'elle devait en souffrir. Jusqu'au jour où elle ne l'a plus supporté.

   Ses co-détenues rentrent dans leur cellule et la fixent. L'une d'elle lui lance un regard assassin, un de ses regards de meurtrières aguerries. C'est elle qui l'a atteinte au visage la dernière fois. Son beau visage, celui qui lui a permis d'avoir une longue carrière de mannequin, celui que même lui n'a jamais osé toucher, celui qui restait sauf. Mais mannequin en prison, ça ne sert à rien.
Anna touche sa blessure du bout des doigts et sa bouche forme un rictus. Elle s'approche de sa rivale et lui enfonce une fourchette dans la carotide. Son sang jaillit en fusion et elle s'effondre sur le sol, tachant le sol d'un rouge carmin.
            Les autres femmes affolées s'enfuient chercher un gardien. Mais qu'est-ce qu'il pourra lui faire à part allonger sa peine ? C'est ce qu'elle voulait de toute façon. Et au pire, ils l'enverront en Afrique pour la faire exécuter. Tant mieux, c'est ce qu'elle souhaite le plus.

   Mais trois mois plus tard elle sait qu'elle sera toujours derrière ses barreaux, savourant ses crimes qui s'accumulent, encore et encore, jusqu'à ce qu'ils se décident à l'enfermer pour de bon, dans une pièce de 4m², attachée comme une sauvage. Et alors, elle laissera son esprit divaguer pendant des heures, jusqu'à en perdre la tête.
  
Par Elodie Hage

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