Gousset
L’herbe sèche caressait ses chevilles nues. Le soleil d’été avait mordu leurs chairs. L’oeil amoureux, il la regardait. Il l’écoutait sans comprendre. Elle lui avait pourtant déjà expliqué. Mais il ne comprenait pas. Elle devait partir. Pourquoi le devait elle ? Gustave s’était résolu à son départ, sans vraiment savoir pourquoi elle devait aller à Paris. Alors il s’employait à épaissir ses futurs souvenirs. Il la regardait, avec le même plaisir que celui d’écouter une chanson dont on connait les paroles. Il connaissait chaque syllabe du visage de Lia, chaque respiration. Ses lèvres roses et gercées, sont petit nez relevé, ses joues hautes et lisses, son cou, sucré, ses rêves lumineux, sa poitrine liquide et ferme, tout ça il le connaissait. Tout ça, il avait appris à l’aimer. Il savait tant d’elle, il y était pour beaucoup dans ses changements. Ses mains étaient décorées, une alliance trouvée, il lui avait offerte, le pli au coin de sa bouche, il l’avait creusé de sa langue, ses cheveux, il les avait lissés en les passant entre ses doigts.
Il avait entendu, mais pas écouté ce que Lia venait de lui dire.
- Oui, tu rentreras quand ?
La presque femme laissa échapper un souffle nasal. Un voile de tristesse dans ses yeux verts lui vola une larme. Elle le regarda. Puis regarda alentour. La nature était belle à cette saison. Une mouche passa. Le champ de coquelicot, secoué par le vent, tiède et mou, comme une vague. Ses yeux sourirent faussement. Elle sortit de son chemisier blanc une montre à gousset. Elle la frotta contre le tissu de sa jupe puis la tendit à Gustave.
- Elle était à ma grand mère.
Un éclat, le reflet du soleil dans la monture argentée aveugla brièvement les amoureux. La trotteuse courrait, visitant les secondes. Les chiffres étaient noirs, très sobrement. Elle n’avait pas de chaine. Gustave voulut la prendre mais Lia ramena la montre vers elle. Elle plaça ses ongles sales sur une petite molette qui dominait le cadran.
- Je vais la remonter. Elle n’indique pas l’heure, elle indique les battements de mon coeur. Quand je reviendrai, tu me la rendras.
- Je te la rendrais c’est promis.
Ils s’embrassèrent. Ils s’embrassèrent trop rapidement pour une longue séparation, ils ne s’embrassèrent pas comme s’ils allaient se manquer. Elle était déjà en retard, et ils se levèrent immédiatement après. L’un face à l’autre, leurs regards se mélangeaient. Lia, la montre au creux de la paume, fît écouter son tic tac à l’oreille de Gustave.
- Tu l’entends ? Il bat.
- Pour moi ?
Elle ne répondit pas. Ses yeux se plissèrent sous le poids d’une malice de fillette. Elle jeta la montre à gousset de toutes ses forces dans le champ de coquelicots.
- Retrouve la, et il ne battra rien que pour toi, et pour l’éternité.
- Je sais ce que je ferrai en t’attendant, je la chercherai.
Gustave l’attendrai. Il l’avait déjà attendu. Il avait attendu qu’elle n’aime plus les autres. Voilà six mois qu’elle l’aimait lui. Six mois qu’il lui disait à quel point il l’avait attendu, six mois qu’elle l’embrassait en riant. Et voilà qu’elle devait partir.
Lia partie, Gustave alla dans le champ de coquelicot. Il chercha la montre argentée. Les herbes étaient hautes, et d’un vert profond, et touffu, aussi il ne trouva rien. Le soleil rentra chez lui, et il fit de même. Il n’était pas triste du départ de Lia. Il était amusé par son jeu. Cela le divertirait. Ses parents savaient que Lia était partie. Ne décelant aucune tristesse chez leur fils, ils s’interrogèrent. Était-elle vraiment partie ? Était-il amoureux ? Gustave mangeait en silence. Le lendemain il aida son père pour les moissons. Le soir, il alla au champ de coquelicots. Il écarta du dos de ses mains terreuses les fleurs aux couleurs cramoisies. Il traversa rapidement le champ en regardant près de ses bottes, il ne trouva rien. Il rentra chez lui en regrettant de n’avoir vu où la montre était tombée, il aurait pu déterminer une zone où chercher, mais sur l’instant il était trop occupé à la regarder.
Sa nuit fût décorée d’un rêve obscur. Un conte d’une mythologie méditerranéenne. Il se voyait dans les coquelicots, la nuque tendue jusqu’à ses pieds, cherchant sans jamais pouvoir la trouver, la montre à gousset de sa bien-aimée. Une éternité de recherches, de fausses joies, d’illusions, d’hallucinations, dues à la fatigue, de désespoir, de prières, de prières pour que le tic tac n’ait pas cessé. Le rouge des pétales brulant ses yeux noirs, cernés d’insomnies et de questions, où chercher, où peut battre un amour, avait-elle vraiment jeté sa montre ? Ses draps sobrement brodés transpiraient son inquiétude et ses larmes. Et son réveil fût un soulagement anxieux. Il devait trouver la montre. Il le fallait vite. Il le fallait pour dissiper les doutes. Mais quels doutes ? Lia reviendrait, elle lui avait promis, il était sûr qu’elle lui avait promis, alors pourquoi douter ?
Gustave travailla toute la journée. Le labeur fût moins éreintant que la veille, les nuages avaient couvert le ciel. Les bottes de pailles se formaient, d’un jaune sombre, et les oiseaux chantaient, ils chantaient la fin d’un écrasant été. Pourtant il travailla mal. Distrait, il essayait de se remémorer la scène de leurs adieux. Ce souvenir, il le revécut toute la journée, et avant de rentrer chez lui, il prit une nouvelle allure. Son souvenir vaporeux avait cette fois-ci une nouvelle image. Celle de la montre. Elle volait. Lia, l’avait donc bien lancée. Lia l’aimait et reviendrait. Elle reviendrait pour lui, pour qu’ils vivent heureux, qu’ils vieillissent ensemble au village.
Il retourna immédiatement au champ, le parcourut à nouveau dans toute sa longueur mais ne trouva toujours rien. Il rentra chez lui alors que la nuit était déjà avancée, s’éclairant d’une petite lanterne. Il décida de chercher zone par zone. Il découpa mentalement le champ en quatre. Quand il rentra chez lui, on avait déjà mangé. On avait mangé sa part. Son frère l’avait mangée. Sa mère lui expliqua que s’il ne rentrait pas plus tôt il ne mangerait plus, qu’il devait rentrer vite. Gustave hésita à donner la raison de son absence face à cette injustice. Il ne le fit pas. Personne ne comprendrait. Ses parents ne s’aimaient plus, comment pourraient-ils comprendre ? Il se coucha donc sans manger.
Le travail fût pénible le lendemain. Son père lui fît payer son absence de la veille. Les coups de fourches à répétitions lui brisait les reins. Il travaillait sous des remarques et des questions qu’il faisait semblant de ne pas entendre. Il savait qu’on lui parlait de Lia. Il ne voulait rien entendre. On lui mentirait, on lui dirait qu’elle est partie pour toujours, de l’oublier, de se concentrer sur son travail, d’arrêter de rêver, que ce n’était qu’une femme, qu’il en trouverait d’autres, qu’il en épouserait une plus respectable qu’elle…
À la fin de la journée, il n’alla pas au champ. Il était trop fatigué. Il ne voulait pas subir un nouvel échec, il savait qu’il n’avait pas la force d’être confronté à une nouvelle désillusion. Alors il alla se coucher dès la fin du diner. Avant de déposer son corps massif, brûlé par le soleil et musclé par le travail, il déposa toute sa petite âme dans une prière. Il pria pour Lia. Il pria pour qu’il lui arrive un malheur à Paris. Il pria en pleurant pour que Paris la recrache, et qu’elle revienne au village. Il pria pour qu’ils aillent ensemble chercher la montre à gousset dans le champ de coquelicots. Puis il s’allongea, et essaya sans succès de trouver le sommeil. Entre réalité, fiction et souvenir, il entendait l’horloge du salon, il entendait le balancier, d’habitude si lourd, cette nuit comme intimidé. Un tic clair mais un tac flou, puit une cadence qui s’accélère, puis ralentit, et soudain s’apaise. Comme la montre à gousset, un tic lent, et un tac profond. Il repensa à Lia. La montre s’était peut être arrêtée… Peut être aimait elle désormais un parisien. Peut-être ne reviendrait elle jamais.
Les lendemains se succédèrent. Gustave fouillait chaque soir ce champ où battait un coeur qui lui appartenait. Mais la montre restait introuvable. Cent fois il s’était remémoré l’objet, une montre à gousset, sans chaines, pourtant des initiales gravées dans l’argent, des initiales, pas celles de Lia, des autres, celles d’une grand mère morte, une grand mère, souvenirs aux odeurs de cuisine surement. Les aiguilles sobrement travaillées, confessant la valeur de l’objet pour la famille, un trésor, une vie d’économie, pour deux aiguilles, et un tac, répondant à un tic, puis la vieillesse, puis l’héritage, deux fois l’héritage. Gustave se remémorait l’objet. Oui il se le remémorait, il se le remémorait, car il avait oublié le visage de Lia. Son visage n’était qu’une tache. Pourtant il la sentait, tout près, comme un fantôme, le fantôme de leurs douceurs anciennes. Un fantôme, qui, comme sur les bancs devant l’église, sous les platanes d’où bourgeonnaient des feuilles, un fantôme qui lui court dans les paumes, comme autrefois les doigts fins, aux ongles de pierre, ceux de Lia. Ceux de celle qui était partie. Ceux de celle qu’il aimait. Ceux de celle qu’il avait follement aimée.
Gustave finit par expliquer à ses parents pourquoi il restait tard le soir. Il leur avait menti. Ses parents le laisserait désormais. Mais une fois chaque zone de recherche finement explorée, la montre se trouvait toujours au pied des fleurs, mais quelles fleurs ? Gustave l’ignorait. Les soirs tombaient chaque jour plus tôt, et il fût bientôt dans l’incapacité de poursuivre ses recherches. Il avait échoué, et jamais Lia ne reviendrait, sûrement ne l’avait elle jamais aimé. Regardant au dehors, la pluie caressant les carreaux de sa fenêtre, des gouttes caressèrent ses joues. Jamais. Lia ne reviendrait jamais. Elle resterait à Paris. Pourquoi reviendrait elle ? Pour lui ? Non, jamais elle ne l’avait aimé. Non pas pour lui, la montre, elle l’avait gardée. Il décida de ne plus jamais penser à elle. Une sorte de fierté, une espèce d’orgueil, lui non plus ne l’avait jamais aimé. Pourtant il savait qu’il mentait. Il savait qu’il se mentait. Mais c’était pour se protéger. Se protéger de son absence. Il n’arriva ni à se convaincre, ni à arrêter de penser à Lia. Un double échec qui le déprima. Ne pouvait elle ne serait-ce qu’écrire ? Seulement un mot. Seulement un « Gustave » écrit de sa main, une seule pensée à son égard dans une vie de nouveautés diaboliquement séduisantes. Que valent les platanes du village devant les jardins des Tuileries ? Rien. Que valait-il face à la grande Paris ? Il ne désirait plus qu’un mot. Il désirait avoir, seulement une fois, été par elle aimé.
Les coquelicots fanèrent. Puis pourrirent. Dans ses journées, Gustave oubliait, ou oubliait consciemment de retourner au champ. Cependant il y retourna. Un jour de novembre, un jour étonnamment sec. Il s’était senti obligé d’y retourner. La montre à gousset, d’un sommeil d’argent, dormait, visible de tous, au milieu de la terre nue. Lia. Gustave avait retrouvé son coeur. Tout était possible. Il prit la montre dans ses mains abimées, il passa son pouce sale sur les initiales. MP. Maria Pokov. C’était la montre. Il porta le bijou à son oreille. Rien. Ni tic lent, ni tac profond, juste un soupir, une lassitude vaine, dans son corps encore amoureux. Il s’assit en tailleur, et contempla l’objet. Il avait bonne mémoire. L’objet était tel qu’il s’en souvenait. Mais pourquoi se rappeler d’un simple objet aperçu quelques secondes alors qu’un visage aimé depuis de longs mois disparaissait si vite ? Les bords ronds de la montre passait de doigts à paume et de paume à doigts. Machinalement, le frottement de l’argent et le froid uniforme de l’automne, sa peau fatiguée, et jeune et cicatrisée, polie par l’argent, il se tut, seul le vent murmurait. La terre boueuse humidifia les cuisses de son pantalon, mais il s’en fichait, il pensait à Lia. Oui, elle avait jeté la montre, de toute ses forces, dans ce champ, à l’époque rouge. Oui, elle reviendrait. Oui, maintenant qu’il avait retrouvé la montre elle pouvait revenir. Oui, elle reviendrait, peut-être demain, bientôt au moins, mais elle serait là, et il la prendrai dans ses bras, car elle le hanta, trop longtemps, son fantôme tendre le long de ses membres.
Lia ne revint jamais. Elle resta à Paris. Gustave trouva une villageoise qu’il épousa sans jamais vraiment réussir à l’aimer. Il eut plusieurs enfants, vit ses parents mourir et son frère partir. Lia n’était jamais revenue. Pourquoi le serait-elle ? Paris. Capitale de la vie. Elle y finit ses études. Rencontra des parisiens, elle finit par n’en voir qu’un, qu’elle aima, et qui l’aima. Lia fût heureuse loin de là où elle avait grandi. Gustave, elle l’avait oublié avec malice. Elle s’en était débarrassé, en jetant une montre à gousset, dont le mécanisme était cassé, dont les aiguilles n’avaient jamais bougé, dont le tic et le tac avaient été imaginé.
Ferdinand
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