Aujourd'hui est le demain d'hier
Sifflement
dans la tête.
Bruits
indistincts.
Eloignés.
Sifflement
dans la tête. S’intensifiant.
Douleur intenable.
Diffuse.
Incertaine. Sensations brouillées. Sifflement dans la
tête.
Noir
complet.
Bip
bip constant. Insupportable. Rappelant quelque chose.
Quoi ?
Rien.
Aucune
réponse. Claire. Indécise.
Rien.
Néant.
Sifflement
strident dans la tête.
Un
sifflement dans la tête. Moindre. Le noir se fait gris.
Les
bruits se sont rapprochés. Forment des mots.
Indistincts.
Touché
sur le front. Un peu brusque. Douleur aigüe. Grimace.
Gémissement.
Relâchement. Soulagement.
Bip
bip incessant.
Un
sifflement dans la tête.
Un
sifflement dans la tête. Supportable. Le bip bip continue. Des voix
se font entendre. Bruits de pas. Le noir est toujours aussi gris.
Soudain, lumière vive. Aveuglante. Refermer les yeux. Une tâche
jaune reste. Grimace. Les mots se forment. Enfin un sens. Apaisant.
Puis voix familière. Angoisse. Gémissement. Ouvrir les yeux.
Lumière trop brillante. Larmes.
—
Chut, ma puce, murmure une voix féminine. Rendors-toi, tu guériras
plus vite.
Rester
éveillée. Rester éveillée. Rester éveillée. Rester. Eveillée.
RESTER EVEILLEE.
Plus
de sifflement dans la tête.
Je les hais. Je les
hais tous. Tous ces gens qui me regardent. Tous ces gens qui me
regardent sans comprendre. Sans chercher à me comprendre. Ils
boivent mes mensonges, ne veulent se résoudre à ce qu’une chute
ne soit pas qu’une chute. A ce qu’un bleu ne soit pas qu’un
bleu.
Mais
je continuai à leur parler. Je continuai à passer du temps avec
eux. Ne pas penser à ces bleus me faisait un peu de bien. Et ils
avaient l’avantage de ne pas trop insister. De toute façon, ce
n’était qu’une mauvaise période à passer. Une fois majeure et
une fois que j’aurais quitté ce lycée de malheur, alors je ferais
ce que je voudrais. Alors je serais libre de toute entrave.
En
attendant, j’étais condamnée à cet obstacle infernal.
Mes
maux de têtes s’étaient calmés. J’étais dopée à
l’antidouleur. Gaïa m’avait laissée en paix pour quelques
heures, ce qui était particulièrement étonnant au regard de la
situation. Jesus avait reçu moins de bleus sur sa peau d’ivoire
que ce que je pensais. Au sortir de l’hôpital, je ne voyais pas
comment les choses auraient pu être meilleures.
Quelques
messages de camarades se sentant concernés, ne serait-ce que pour
mes exercices de maths. Aucune réjouissance dans ces ténèbres dans
lesquelles je venais de replonger. Même les sms de Gabriel, cet ami
qui m’était si cher, ne me remontait pas le moral. Lui mentir
était d’une difficulté sans précédent, car je ne pouvais me
résoudre à lui avouer. J’avais trop peur de le décevoir. Trop
peur de le décevoir en lui montrant mes défauts, mes tourments. Que
je n’étais pas aussi blanche qu’il ne le pensait.
Au
dîner, rien de spécial ne s’était passé. Lorsque mon petit
frère Jesus et moi arrivions dans la salle à manger, Gaïa portait
son tablier blanc tâché — juste ce qu’il faut — par-dessus un
tailleur bleu roi. La tenue de cette femme reste gravée dans ma
mémoire, comme chaque vêtement qu’elle portait les jours où je
passais dans son bureau. Dans ses mains recouvertes de gants de
cuisine se trouvait le plat de ce soir. Elle le posait sur la table
puis réglait minutieusement les derniers détails du couvert. Nous
étions cinq. Deux grands verres à vin étaient placés de part et
d’autre du côté droit de la table, avec au bout un verre à eau
et des couverts pour une troisième personne. Deux autres assiettes
étaient sur la table, ceux-ci un peu en retrait vers la gauche.
Quelqu’un
me bousculait en passant à côté de moi. Comme j’avais oublié ce
petit rituel ! Je voyais Eden se diriger vers sa mère et s’asseoir
au bout de la table. Gaïa lui servait alors de l’eau en lui
donnant un sourire des plus maternels. Un sourire auquel seule Eden a
droit. Mais aussi son œuvre d’art la plus réussie. Belle, mais
fausse.
Eden
avait une chevelure d’un brun chocolat, plus clair que le mien,
avec un visage d’une blancheur éclatante. Elle me fixait
intensément quand sa mère avait le dos tourné. Ses yeux marrons
viraient parfois au noir et son regard pénétrait l’âme et me
faisait toujours frissonner. Le seul sourire qu’elle ne m’aie
jamais adressé est un souvenir qu'il ne me dérangerait pas
d’oublier. Dentition cruelle, dernier souvenir d’un séjour au
bureau.
Le
père de famille arrivait généralement à ce moment-là. Assez
grand, mais peu musclé. Il semblait même assez chétif pour
quelqu’un de cette taille, lui aussi brun à la peau laiteuse. Il
s’avançait d’un pas hésitant, la tête tournée vers le bas. Un
rictus à la fois gêné et rêveur déformait ses lèvres. Je n’ai
jamais réussi à deviner ce à quoi il pensait. A rien probablement.
Les rares fois où j’avais croisé ses yeux, ils m’avaient semblé
éteints, comme soumis à cette vie qui était la leur.
La
mère était tout le contraire : blonde au teint banal.
Elle était active et en vie, le regard déterminé et acéré. Le
port de tête fier. Ses cheveux étaient toujours tirés en arrière
dans un chignon parfait, tout comme son maquillage et sa tenue.
Parfaitement parfaite ! Gaïa ne faisait jamais une faute de
français, n’avait jamais de tâche sur ses vêtements. On ne
pouvait rien lui reprocher, si ce n’est son manque d’humour et sa
tendance à tout prendre au premier degré. En public, elle se
faisait la personne à avoir : sympathique, aimable, un peu
maniaque du contrôle. Respectable. Elle avait perfectionné son art
à la perfection.
Ils
s’installaient de leur côté, nous nous installions du notre, côte
à côte. Je me plaçais toujours entre Jesus et la famille. Alors
qu’elle servait le repas à sa fille et à son mari, je versais de
l’eau dans le verre de Jesus, puis dans le mien. Il me répondait
toujours gracias,
même s’il s’habituait lentement au français. Gaïa s’installait
alors et j’allais chercher le plat pour nous servir. Ils mangeaient
généralement en parlant de leur journée respective. Ils faisaient
comme si nous n’étions pas là, n’existions pas. Leur microcosme
s’arrêtait au milieu de la table, séparation inévitable entre
eux
et nous.
A
la fin du repas, Gaïa débarrassait son côté de la table. Pendant
ce temps, j’allais mettre nos assiettes sales dans le
lave-vaisselle. Jesus me suivait en portant nos verres. Je le voyais
regarder fixement les verres, la langue à demi sortie, concentré
pour ne pas les faire tomber. Cette petite bouille blonde me faisait
toujours sourire gentiment. Nous montions ensuite, toujours dans un
silence religieux.
Jesus
n’avait pas voulu me laisser cette nuit-là. Je lui avais manqué.
J’étais partie pendant presque une semaine. Trois jours de
liberté. Le reste, un dur retour à la réalité. Il tremblait comme
une feuille, et toute la couverture que j’avais placée sur lui n’y
changeait rien. Je ne dormis pas beaucoup, j’étais trop occupée à
regarder fixement la poignée de la porte. Jesus devait rester en
sécurité. Car lorsque la clenche se baissa lentement, je savais ce
qui m’attendait.
Ma
respiration s’accéléra. Tous mes muscles se contractèrent, le
stress gonflant ma poitrine. L’ouverture s’agrandissait
doucement, dans un long grincement. La lumière resta éteinte, et
aucune voix ne retentit dans ce noir quasi complet. La porte blanche
était illuminée par les lumières extérieures, l’arrière
semblait l’entrée en enfer. L’entrée vers une noirceur suprême
guidée par le diable en personne. Et elle l’était.
Je
me souviens m’être levée ce soir-là, pour ne pas réveiller le
petit Jesus qui dormait dans mes bras. Je ne voulais pas qu’elle
vienne me tirer par les cheveux, me pousser dans les escaliers pour
que je tombe en bas et finisse à côté de la porte du bureau. Non,
cette fois-ci, j’irai de mon propre chef. Fière, courageuse, ne
regrettant rien. Parce que ce que j’avais fait m’avait donné du
courage. Je me serais pourtant évité bien des soucis.
Mais
tout cela, je le gardais pour moi. Je n’étais pas folle. J’avais
mon excuse pour expliquer le bandage sur ma tête, et le reste des
maints bleus et contusions qui s’étaient ajoutés la veille. « Je
me suis évanouie dans les escaliers… Je tiens à préciser que les
marches, ça fait mal ! » disais-je en riant. Moi aussi je
perfectionnais mon art. Sourire extérieur, désespoir intérieur. Et
puis, les bleus étaient toujours cachés par mes vêtements, je
n’avais le plus souvent pas besoin de les justifier.
Même
si je détestais les cours, c’était le seul moment de la journée
où je me sentais libre. Libre d’être la part de moi qui était
autorisée à être. N’est-ce pas étrange ? Se sentir à la
fois libre comme le vent et retenu par d’incassables chaînes.
Qu’importe le nombre de fois où l’on tente de priser ces liens,
on est irrémédiablement tiré vers la réalité, contrecoup violent
d’une fatalité nécessaire. Maillage, véritable toile qui capture
les individus, au seul plaisir de la géante araignée. Tarentule
humaine qui vient bouffer la volonté des gens.
La
seule personne que j’appréciais vraiment, avec qui je me sentais
enfin moi-même, c’était Gabriel. Pas de questions auxquelles je
n’avais pas envie de répondre, juste quelques moments magiques de
rire et de bonne humeur. Pourtant, je voyais qu’il s’inquiétait.
Plus le temps coulait, plus il se demandait ce qui se passait. Je
pouvais voir dans son regard tout le tracas que je lui causais. Cela
me tuait de ne pouvoir rien lui dire.
Lorsque
je le voyais, mes soucis s’envolaient. Sa vue était rassurante,
son regard serein apaisant mon cœur tourmenté. Tout de lui
dégageait une aura de douceur, de tendresse. La timidité et la
sincérité que je pouvais lire dans ses yeux étaient une flèche
qui atteint l’âme. Je le voyais sourire. Innocent, authentique. Je
lui rendais ce sourire, le cœur soudain allégé.
Alors
qu’il s’avançait, j’admirais son visage aussi lisse et
illuminé que le marbre. Ses cheveux d’un blond étincelant me
faisaient rêver. Je baissai les yeux, gênée, puis replongeai mon
regard dans les sien, océan d’une profondeur sans fin.
Alors,
quand je le vis venir, le pas lourd, les traits fermés, je ne
pouvais tenir ma langue plus longtemps. L’océan était agité,
anthracite. Son visage s’était terni.
Je
me rappelle l’hésitation dans ma voix, le blocage dans ma gorge
avant de prononcer les mots fatidiques. Je l’avais entraîné dans
un coin plus tranquille. Mais les minutes qui suivent restent floues.
Seul le souvenir de son visage m’est resté. Son regard avait
suffi.
Ce
jour-là et comme la plupart des jours de cours, je séchais. Il y
avait un parc tout proche, à l’opposé de la maison, dans lequel
je me réfugiais. Je m’en rappelle très bien.
Allongée
dans l’herbe, le soleil réchauffe ma peau. Les yeux fermés,
j’apprécie la brise qui caresse mes cheveux, me fait frissonner
comme les feuilles par cette journée de printemps. J’admire les
fleurs d’un blanc pur et d’un rose céleste des cerisiers
japonais. Imposants devant moi, ils se dressent là, entités
éternelles, derniers représentants dans ce monde d’asphalte et de
béton. Couleurs isolées du monde, demeure sacrée. J’en oublie
tous mes soucis, la terre s’arrête de tourner. Juste un instant.
Je flotte dans ce néant d’idées et de plénitude. Seule la beauté
de ce tableau animé me parvient. Mes douleurs cessent.
L’été,
le soleil fonce ma peau bronzée d’origine. Les fleurs des
cerisiers ont fait place à cette jolie verdure sur fond bleu. Les
enfants emmenés par leur parents ou leur baby-sitter sont plus
nombreux. Ils ne me dérangent pas. Leurs rires changent mon
quotidien de peur et de sanglots. Ils me rappellent mon petit Lucas,
si cher à mon cœur. Souvenir aigre-doux. Le temps s’évade si
vite dans cette antichambre de l’enfer que je n’ai plus la notion
du temps. Je rêve d’être un oiseau, libre dans l’air chaud de
l’été, volant aux grès de mes envies, vivant au jour le jour.
Ces oiseaux que la saison chaude ramène. Ils s’en iront. Pour
revenir encore. Cycle infernal des migrations.
L’automne
fait place à des couleurs chaudes, agréables, qui tranchent avec le
froid qui s’installe. Le jour décline plus rapidement. Les heures
fatidiques sont plus proches qu’en été, où la lumière s’étend
pour me sauver du mal. L’automne sonne ma chute. Je suis cette
feuille dépérissante qui s’accroche désespérément à son arbre
avant de lâcher prise et de tomber gracieusement au sol, où elle
sera piétinée, recouverte par une autre feuille. Rouge, orange,
jaune, aucune teinte ne résiste. Malgré leur vert d’origine.
Couleur d’espérance. L’espérance n’empêche pas la chute.
L’espérance maquille la réalité. L’espérance fait de la chute
un événement plus rude à passer. Mais l’attente forge l’âme,
donne ce rouge si flamboyant au caractère, éclair magistral en
tombant. Certains se font manger en été, alors qu’ils sont encore
dans la vigueur de l’âme. D’autres mûrissent pour tomber à
point nommé. Je n’attends rien de la vie… elle ne m’a jamais
fait espérer.
L’hiver.
Blancheur éclatante, gadoue sur la route. Quelle belle période que
l’hiver. Fous rires malgré une légère douleur en tombant ;
nuit plus longue… mais d’autant plus d’excuses. La neige forme
un lit bien confortable. Parfois, je me prends à penser que rester
là ne serait pas une mauvaise idée. Puis je repense à mes
feuilles. Ces feuilles déjà mortes, composte pour la vie future.
Qui nourrirai-je ? Pas la haine et la satisfaction j’espère !
Plutôt un souvenir doux et faux. Oui, quelque chose qui ressemble à
l’image qu’on se fait de chaque défunt à sa mort : il a
vécu. Je voudrais garder cette image, pour ne pas se rappeler les
autres versants de l’histoire. Ceux qui ont forgé ce vécu. Au
final, je veux qu’on oublie ma vie, qu’on en imagine une autre.
Créer un personnage, nommé Marie, qui vivrait des aventures
communes mais singulières, avec des expériences banales mais
originales, qui serait elle-même, pure création fantastique d’un
ego fracturé. Voilà ce que je veux faire. Mais je n’en serai
sûrement pas capable. Je ne suis bonne qu’à compter. Compter les
jours qui me sépare de la liberté. Compter les jours qui me
séparent de la mort.
Yesterday
résonna
dans la rue. La porte d’un magasin s’était ouverte et laissait
brièvement s’échapper la mélodie jusqu’à mes oreilles. Le
chanteur regrette hier, car il est aujourd’hui rattrapé par ses
tracas. Il me semblait pourtant qu’on dit toujours que « demain.
Demain, tout ira mieux ». Mais aujourd’hui, n’est-ce pas le
demain d’hier ? Aujourd’hui, est-ce que ça va vraiment
mieux ? Demain, allons-nous regretter aujourd’hui ?
Après
la pluie le beau temps, après le beau temps la pluie. Cycle éternel
qui soumet autant les hommes que la nature.
SIFFLEMENT
DANS
LA
TETE
Gaëlle Sheehan
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