J'ai été amoureux un jour

 Lia et moi avons fini dans la rue. Moi, retrouver la rue, ça me faisait pas peur. Je ne l’avais quittée que quelques mois. J’avais passé l’hiver au chaud. J’avais passé l’hiver au creux de ses seins. Retrouver la rue. C’était comme revoir une grand-mère oubliée. On se dit qu’elle a changé. On se dit qu’elle est moins souriante, on pense qu’elle a du tomber malade. On redécouvre son odeur. Une odeur incommode mais pourtant parfaitement identifiable de telle sorte qu’elle n’est même pas dérangeante. La rue. Je l’ai aimée. Mais j’eus du mal à la reconnaître.
La première nuit que nous devions passer dehors, Lia préféra qu’on aille à l’hôtel. Elle avait dans un coin de sa tête l’idée que son père allait lui envoyer de l’argent. Il ne le fit pas. Pourquoi le ferait-il ? Pour nourrir une bonne à rien ? Non, jamais il n’envoya d’argent. Alors au matin, nous partîmes de l’hôtel, sans avoir vraiment dormi, sans vraiment avoir pu s’aimer, sans vraiment avoir profité de ces derniers moments de confort. Nous partîmes sans payer. Je me souviens de ses chaussures, aux talons bas, je me souviens qu’ils claquaient à chacun de ses pas, percussions de notre course nous menant où bon nous semblerait. Nous étions libres maintenant. Nous étions libres, sans attaches, sans liens, livrés tout crus dans la gueule du monde.
Tout ça, je l’avais déjà connu. Tout ça, je l’avais déjà aimé. Lia le découvrit. Et elle pleura. Elle pleura surtout au début. Les premières nuits, j’avais voulu lui montrer comme l’errance pouvait être charmante. Nous attendions la nuit. Nous attendions la fermeture des parcs. Et quand les étoiles naissaient, nous sautions les grillages. Nous parlions, fumant les cigarettes qu’on avait réussi à mendier, nous parlions, du monde et des gens, de la vie et de l’existence, nous parlions de livres et de penseurs. On crevait de faim, mais on avait des rêves plein l’estomac. Puis nous nous étions endormis, en cuillère sur l’herbe fraîche, pas encore froide. J’avais ses cheveux sous le nez et dans le cou. Cette nuit-là, pour la première fois, je l’entendis pleurer.
Ses sanglots étaient étouffés. Ils étaient étouffés par la pudeur sans doute. Alors je décidais de faire comme si je dormais déjà. L’entendre pleurer me fit beaucoup de mal. Je crus d’abord que c’était ma faute. Mais je n’avais jamais été fautif. Je l’avais aimée, c’est tout. Et dans le parc solitaire et glacé, nos silhouettes s’imbriquaient, plus par passion, mais par instinct de survie. Les nuits d’été sont souvent les plus dures à vivre, le contraste entre le jour et la nuit étant plus difficilement outre-passable.
La journée, elle jouait, elle jouait de sa guitare acide dans les rues aplaties par la chaleur. Elle jouait. Sa musique était la même. Pourtant il me semblait que chaque note expiait une tristesse opaque de son petit corps. Elle jouait longtemps. Elle jouait dès l’aube. Elle jouait, pas pour l’argent, pas pour le plaisir, pas pour passer le temps. Je crois qu’elle jouait pour espérer plus fort.
Lia gagnait pas mal d’argent, enfin, plus qu’un simple mendiant je veux dire. Pendant qu’elle espérait, seule dans la rue, je faisais des rondes dans les quartiers alentours. Je parlais un peu à tout le monde. Je demandais une pièce ou une clope aux passants, je demandais un squatte, un tuyau, des nouvelles aux autres connards avec qui je partageais les rues de la ville. Lia, en quelque sorte, travaillait et moi j’essayais d’investir au mieux ce qu’elle gagnait. Cela passait par de longues heures assis à zoner, et parler.
J’ai fini par me piquer. J’ai commencé parce qu’au bout d’un moment on trouve le temps long. J’en ai pris parce que j’en ai eu marre de refuser. J’ai essayé parce qu’au fond c’est ce que font les gens comme moi, parce que quitte à être un déchet, autant rire un peu. Avant de me piquer, j’ai pensé à la France. Je me souviens que je m’en étais souvenu. Je m’étais dit que j’y retournerais jamais. Je me souviens, je m’étais dit que là bas je n’étais pas moi même. On m’avait fait un garrot avec un lacet de chaussure. La première fois, c’est comme remplir son être de boue. Une boue aux odeurs de vomis, ce qui arrive souvent, une boue pleine d’asticots, et on s’y roule, contre son gré, pendant douze à quarante-huit heures selon notre résistance. L’addiction ne vient pas immédiatement. On en reprend. Malgré le traumatisme, malgré la douleur, on finit par en reprendre. On en reprend parce qu’au final on a déjà pris, parce que le mal est déjà fait, parce que les autres le font, parce qu’on a pas mieux à faire.
Une partie de l’argent que gagnait Lia partait dedans. Je ne lui en ai pas parlé au début. Je savais qu’elle l’avait remarqué, mais elle ne disait rien alors moi non plus. Si elle avait su que c’était avec son argent, elle aurait sûrement dit quelque chose. Quoique je pense qu’elle s’en foutait. Lia était dans un état de profonde mélancolie. Sans plainte, sans énervement, sans nouvelles larmes, elle semblait si… comme en dehors d’elle même. Elle avait perdu sa vie, ses airs odieux, ce qu’elle dégageait, cet espèce de mystère, elle n’était, je crois, plus qu’un corps musicien, plus qu’une ballerine dans une boite à bijoux, dansant, qu’elle le veuille ou non.
Plusieurs fois j’étais allé la chercher à la fin de la journée, près de la gare, là où elle jouait. Elle préférait jouer près de la gare que dans les rues. A la gare, les gens attendent et donc écoutent, dans la rue, ils fuient vers leurs destinations. Elle jouait, là, seule, en fermant les yeux. Elle jouait la mélodie de son cœur sur sa guitare aiguë. Elle jouait, elle jouait pour moi. A l’époque je ne m’en étais pas rendu compte, mais elle ne jouait plus pour elle-même.
Je lui avais demandé, ce souvenir me revient, quel était son plus grand rêve. Elle m’avait répondu que ses rêves n’étaient plus possibles. Elle m’avait simplement répondu qu’elle voulait rester avec moi. Lia, malgré la rue, malgré le froid qui revenait et la faim que nous domestiquions, elle m’aimait toujours.
Je suis tombé profond, et j’y suis tombé vite. L’héroïne a de merveilleux qu’elle devient, après plusieurs shoots, notre réalité, notre état zéro, notre sobriété. Bientôt je ne pus plus vivre sans plusieurs doses par jour. Les veines de mes bras fatiguèrent, je ne voulais pas qu’elles gonflent et ressortent trop. Je ne voulais pas que l’on puisse voir que je prenais ça. On me montra qu’il était possible de se piquer entre les orteils. C’est drôle, mais je gardais en moi une certaine importance pour mon physique.
Dans la rue, au début, j’étais sage. J’ai jamais fait chier les gens, je ne les ai jamais pris à parti, ne répondant qu’aux courageux qui s’aventuraient dans une discussion avec un clodo. Mais dans la rue, on devient invisible. Les gens ne nous regardent pas. Les gens ne sont dans la rue que par obligation, et n’y restent que le temps de rentrer chez eux. Alors j’ai fini par faire en sorte qu’on me voie. Sans vraiment avoir le choix dans les habits que l’on trouve et porte, je me considérais comme facilement identifiable. Un chapeau, un manteau long et noir et à la cuisse une cravate mauve.
La cravate c’était pour attirer l’attention. Je me disais aussi que j’emmerdais le père de famille bourgeois qui promène ses enfants. Je voulais l’entendre leur dire de bien travailler à l’école dans mon odeur que leur envoyait le vent. Tous les gens pensent valoir mieux que des clochards. Lia, elle, elle fascinait je pense. Tant de résignation dans son petit corps fragile. Elle m’avait suivi jusque là. Avait-elle le choix de partir ? Je ne sais pas. Le plus important c’est qu’elle soit restée.
Avec l’hiver, les gens sortirent moins. Le froid faisait jouer Lia moins longtemps. Avec moins d’argent je dus faire une croix sur certaines de mes doses. Nous avions tout juste de quoi manger. Au fond ça nous suffisait. Mais le syndrome de manque est vite venu. C’était pire que la première fois que j’en avais pris. Pendant la nuit, j’ai hurlé, puis vomi, puis j’ai commencé à me tordre sur moi même. Lia paniquait. Sans vraiment comprendre, elle savait à quoi mon état était dû. Le lendemain, j’achetais une nouvelle dose et mon mal me quitta.
Sans gagner plus d’argent, Lia me procura toutes mes autres doses à partir de ce jour là. La drogue m’avait partagé. Elle avait jeté la partie optimiste, la partie heureuse, la partie rêveuse en moi. La drogue m’avait obligé à partager Lia aussi. Je la partageais avec le dealer. Enfin non, Lia se partageait dans mon dos, par amour pour moi, par résignation, par absence de tout remord, par perte de toute estime. Je savais qu’elle faisait ça. Je savais pourquoi elle faisait ça. Je n’ai jamais vraiment réagi. Je n’ai jamais vraiment pu faire quoique ce soit. Je me contentais de passer de défonce en défonce. J’étais comme mort. Un jour, je repris vie.
J’allais chercher Lia à la gare. On était en hiver, je me rappelle plus exactement. De loin je vis qu’elle n’était pas là où elle allait d’habitude. Je l’ai cherchée à l’intérieur de la gare morne. Elle n’y était pas non plus. J’ai demandé à une fille au tabac-presse. Elle me répondit. C’est tout. Après ça, après le silence qu’il y a eu, plus rien n’eut d’importance dans ma vie.
Lia était passé sous un train. Il parait que ça arrive à trois cents personnes par an. C’était arrivé à elle. Certains survivent. Ils ont des membres arrachés. Mais la plupart meurt sur le coup. C’est ce qui lui est arrivé. Elle avait traversé les rails. On a jamais vraiment su pourquoi. Ils ont pensé au suicide. Pas moi.
J’ai pleuré. J’ai beaucoup pleuré. Et j’en ai eu marre de la rue. J’en ai eu marre de me tuer sur les trottoirs. J’en ai eu marre de devoir me concentrer pour la moindre chose, même pour réfléchir. Je voulais quitter la rue. Je voulais quitter celle qui m’avait pris Lia. Je n’ai pas pu.
Je suis allé à la morgue. On me dit que le corps n’avait pas pu être complètement reconstitué. J’ai repensé à la claque que m’avait mis son corps complètement constitué sur le balcon de son appartement. J’eus mal au cœur à l’idée de ce souvenir. J’avais alors demandé si je pouvais voir ses yeux. Je voulais les voir une dernière fois, voir leurs airs odieux. On me regarda comme on regarde un taré et on me dit que c’était impossible.
A l’enterrement, j’ai rencontré son frère. Il était plus vieux qu’elle. Elle avait dû lui parler de moi. En tout cas, il me connaissait. Me reconnaître était simple. J’étais le seul qui n’avait pas de chemise, le seul à puer, le seul tout seul, mais j’eus l’impression d’être le seul vraiment triste. Mes larmes étaient honnêtes. J’avais un temps essayer de les retenir, par timidité. Quelque part, ils étaient en famille. Quelque part, je n’étais qu’un inconnu qui gênait.
Son frère était venu me voir à la fin. Il me paya une clope. Il me demanda de lui raconter les deux dernières années que j’avais passées avec Lia. J’ai un peu menti. Je ne voulais pas tout lui raconter. J’avais le sentiment que sa mort, c’était un peu moi qui l’avais prématurée. Je lui cachais la drogue, le froid, le sexe, je lui cachais ce dont j’avais honte. Mais tout ça, je pense que ses a priori le lui avaient déjà suggéré. Parler de tout ça, de ces deux années que j’avais vécues, ça m’a fait du mal.
Il se proposa de me ramener chez moi. Je n’avais pas de chez moi, je pensais qu’il l’avait compris. Pour ne pas le froisser, j’ai accepté. J’étais monté dans sa voiture, elle sentait encore un peu le neuf. J’étais mal à l’aise à l’idée d’empester, je me disais que ça allait s’imprégner dans les fauteuils. Sa femme était avec lui devant. J’étais derrière avec sa petite fille. Elle devait avoir moins d’un an. Je me souviens de son innocence. Elle avait le visage de ce que j’avais follement aimé chez Lia. Elle dormait. Elle dormait. Elle dormait alors que je la regardais. Elle dormait ignorant tout de la violence du monde. Ignorant tout de la violence qui avait lacéré mon cœur. Elle ignorait tout de la violence qui montait en moi.
La voiture s’arrêta. Je descendis. Un merci. Et la voiture est repartie. Je marchais quelques mètres avant de poser ma carcasse sur une marche. J’ai regardé mes mains. J’ai regardé mes bras. Mon corps était creusé, cagneux, et j’ai pleuré. Je n’avais même plus Lia. Je n’avais que mon corps. Il était trop marqué, trop imparfait, ce n’était qu’un cadavre pourrissant, griffé par la vie. J’étais une dépouille sans cœur. Même ça, même ça on me l’avait pris.
J’ai arrêté de manger. Certains arrêtent de manger pour quelque chose, moi c’était pour rien. Dans la rue on ne mange jamais par plaisir, si on le fait, c’est pour prendre des forces, c’est pour survivre. Je n’avais plus envie de survivre. Dans la rue on doit prendre des forces parce que c’est une lutte constante, ne jamais avoir l’air faible, se faire respecter, garder la face. Je ne voulais plus faire semblant. La rue, je l’avais aimée follement. J’ai eu l’impression d’être vivant, d’être un citoyen du monde, d’être un artiste brandissant sa vie comme œuvre d’art. Mais je me suis lassé, elle prit Lia, je l’ai détestée, fin de l’histoire.
Je finis par manger à nouveau. C’était à travers des tubes de plastique. La croix rouge m’avait trouvé. Je suis resté deux mois à l’hôpital. Je n’y suis plus. Je suis enfermé. Je n’ai jamais tué. Je suis enfermé parce que je ne suis plus fait pour ce monde mais je ne suis pas fait pour la mort non plus. Ici je ne suis plus personne. Je suis un homme dont la mort ne serait qu’une statistique embarrassante. Combien de personnes se suicident en maison psychiatrique ? Je ne sais pas.

J’ai de graves séquelles au cerveau. Je mets du temps à réfléchir. Je mets du temps à écrire. Jamais je ne pourrai complètement guérir. J’ai vingt et un an et jamais je ne pourrai complètement guérir. Je me demande souvent ce qui se serait passé si c’était moi qui était passé sous le train, si j’avais été le trois cent unième. Je me demande souvent ce qui se serait passé si j’avais ramené Lia en France. Lia. Je pense toujours à elle ici. Un jour je suis tombé amoureux d’elle. Je le serai toute ma vie. Je ne pourrai jamais aimer quelqu’un d’autre. Je ne le pourrai jamais. Je ne le pourrai jamais parce que je ne pourrai plus jamais sortir d’ici. Ce n’est pas si grave. Je sais ce que c’est l’amour. J’ai été amoureux un jour. Ça remonte à loin. Ça remonte à loin pourtant j’en ai encore des souvenirs. Je me souviens que c’était bien. C’était bien d’être amoureux…

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